Moment détente ce soir au Théâtre De La Ville. Christian Rizzo vient nous présenter sa création 2013 : « D’après une histoire vraie. » Le propos n’est pas inintéressant. M. Rizzo, marqué par une danse folklorique vue à Istanbul une dizaine d’années auparavant, est allé chercher dans son passé des tranches de danse, des mouvements de danse tribales et traditionnelles des cultures de la Méditerranée au rock à cheveux.
Le show commence avec l’arrivée en scène progressive des danseurs pendant que deux musiciens, Didier Ambact & KING Q4 s’installent aux batteries et aux percus. Points d’appuis difficiles, synchronisation des mouvements, le départ est très technique. Puis, alors que la musique prend de l’ampleur, la chorégraphie se déploie. Effectivement, les références au rock sont là, tout comme ce parfum de proche-orient, d’empire ottoman et de ces cultures ayant mêlé danse et religion autour du bassin de notre mer commune.
Pourtant, progressivement, je décroche. C’est dur, mais en fait je m’emmerde. Ce ne sont pas les musiciens, non, ils sont extrêmement bons. Ce ne sont pas non plus les huit danseurs, leur performance est vraiment impressionnante. Ils donnent une impression de facilité et de fluidité à un travail qui est en réalité techniquement très exigeant. Non c’est autre chose.
Je vais passer rapidement sur la lumière tout en disant un mot : la mode des ambiances crépusculaires m’exaspère. Vous voulez savoir ? On ne voit rien. Et ne venez pas me parler de placement, j’étais au premier rang. J’avoue, passer un temps fou à essayer de discerner vaguement un mouvement, tenter vainement d’embrasser du regard l’ensemble de la scène plongée dans une pénombre savamment étudiée, c’est chiant. En plus, c’est facile et ça me donne l’impression qu’on masque les imperfections sous une couche de poudre en me clamant que c’est du dernier chic. Et bien non, je préfère la netteté. Passons.
En fait, ce qui m’a emmerdé ce soir, c’est la chorégraphie. Le propos est ambitieux et m’a donné envie de venir voir, c’est vrai. Il est difficile et casse-gueule, je le reconnais. C’est courageux de s’être jeté dedans, sans aucun doute. Mais Christian Rizzo, après avoir choisi une très belle cible, s’est consciencieusement appliqué à la rater.
La danse tribale, qu’elle soit archaïque ou contemporaine, rythmée par les fifres et tambourins des bergers d’il y a 3000 ans, par la batterie du rock ou les bpm de l’électro, n’est pas une affaire intellectuelle. C’est un langage corporel puissant qui vise en réalité, à un moment donné, à faire sortir la transe. C’est ce point où le danseur cesse de danser pour son audience, cesse même de danser pour lui, mais commence à danser sur une pulsation interne, une vague intérieure qui est entrée en symbiose avec la musique et qui exprime une part profonde de notre identité. La transe se reconnait tout de suite : le danseur ne regarde plus vers l’extérieur, il est concentré sur l’intérieur. Tout passe par ce filtre interne : musique, rythme, sensations. La pensée s’efface, l’univers n’est plus que ce mouvement qui porte en lui sa propre justification.
La transe est compliquée pour un chorégraphe. Elle ne se contrôle pas, elle ne se domestique pas. Elle se chevauche. On l’épouse pour la guider, l’accompagner. C’est la danse de la liberté et on ne coupe pas les ailes de la liberté.
Christian Rizzo a bien essayé de retrouver ces sensations tribales. Mais il n’a jamais voulu laisser la bride trop lâche sur la nuque de ses danseurs. La chorégraphie, trop contrainte, trop ciselée, trop maitrisée, étouffe toute tentative d’entrée en transe. Et du coup, elle rate son but.
« D’après une histoire vraie » se termine d’ailleurs dans la tension. Les danseurs exultaient ce soir, mais pour moi, cela sentait surtout cette énergie accumulée qui ne s’était pas libérée. Le public aussi, à sa manière, a essayé de l’exprimer. mais ses vivas bien que très enthousiastes, n’ont pas duré le temps d’un réel hommage.
C’est dommage. Le défi était beau, mais à vouloir trop polir son travail, à craindre peut être la sauvagerie de cette transe qui se trouve au bout des danses tribales, Christian Rizzo a raté son pari. Et tué son bébé.