Marianne : En 1989, lors de la première affaire médiatisée de voile à l’école, à Creil, vous avez, avec quelques autres, lancé dans le Nouvel Observateur un appel à défendre la laïcité. Où en sommes-nous un quart de siècle plus tard ?
Elisabeth Badinter : Il s’est produit un renversement à gauche sur la laïcité, produit d’une gêne considérable face à la montée de l’islamisme. Tétanisée à l’idée d’être taxée de stigmatisation d’une population d’origine immigrée, la gauche s’est empêchée de traiter cette situation nouvelle, mais pas si différente de l’affrontement avec l’Eglise un siècle plus tôt. C’est la phrase stupéfiante de Lionel Jospin à l’Assemblée : « Nous essaierons de les convaincre d’ôter ce signe religieux, mais, si elles ne veulent pas, nous les accepterons. »
La gauche, à rebours de sa longue tradition, admettait que la religion entre à l’école publique, et son Premier ministre se défaussait sur l’avis du Conseil d’Etat qui l’organisa.
Si le sujet est vraiment l’entrée de symboles religieux à l’école publique, je crains malheureusement que cette défaite ne soit beaucoup plus ancienne. j’ai été écolier, collégien et lycéen dans les années 70 et 80. Je me souviens de certains et certaines de mes copains et copines de classe arborant leur bonne grosse croix de bois attachée à un lacet en cuir au dessus de leur vêtement sans que cela choque quiconque. Je me souviens aussi d’avoir vu certains de mes profs arborer le même signe, là encore sans que personne ne proteste à l’époque.
Je me souviens, lors de mon opération en 1981 d’avoir été demander à une infirmière de nuit un calmant pour la douleur et d’avoir été renvoyé dans mon lit sous prétexte que « la douleur est rédemptrice ». J’avais 14 ans et c’était le CHU de Rouen, là encore établissement public.
Je me souviens enfin que tout petit, j’ai appris à faire – à l’école publique – des décorations de Noël, des anges en papier, des étoiles, des personnages de crèche à peindre, des oeufs de pâque, d’avoir fêté les rois, la chandeleur et toute sorte de rites sociaux associés à la religion. Mais toujours de la même religion. Personne à gauche ne protestait.
Personne à gauche n’a protesté non plus contre cela quand le PS est arrivé au pouvoir en 1981.
La question religieuse est revenue sur le tapis – un peu – lors de la réforme de l’école en 1984, il s’agissait surtout d’une bataille idéologique gauche -droite. Elle est surtout revenue avec les premières histoires de voile à l’école. Voile musulman d’ailleurs car il existe aussi de vieilles traditions chrétiennes et juives concernant les obligations de cacher sa chevelure lorsqu’on est une femme.
Oui la gauche a un problème avec la laïcité. Elle a aussi un problème avec l’islam en tant que signe visible d’une culture dont nous ne savons quoi faire. Derrière l’islamophobie se cache le racisme anti-arabe. Arabe, ce mot tabou de la République. La France est raciste envers eux, envers leurs descendants français. Maghrébin un mot qui fait référence à une origine géographique, tout comme scandinave. Dans ce pays, « maghrébin » est une insulte, pas scandinave. Pourquoi ?
Quand, dans ce pays, oserons nous aborder de front la décolonisation, une question systématiquement balayée sous le tapis depuis plus de 50 ans ? La France a, pendant plus d’un siècle, cru en la supériorité de sa culture et en l’importance de sa « mission civilisatrice (1)« . La France des lumières et des Droits de l’Homme a cru en cette fable. en 1962, cette illusion s’est dissipée avec l’indépendance de l’Algérie : le sauvage préférait se débrouiller tout seul plutôt que de vivre sous l’aile de la « Grande Nation« .
Nous lui avons d’autant moins pardonné, à ce « sauvage« , qu’il est venu en masse en métropole pour fabriquer dans nos usines la production de notre industrie pendant ce boom économique des 30 glorieuses. L’arabe et l’africain étaient peut être indépendant là bas, mais toujours sous notre férule, ici. Et puis, la crise est arrivée. Notre industrie triomphante a décliné. Notre « Grande Nation » est devenue moins grande, moins puissante, moins supérieure. Cela s’est passé sous le regard de ces « sauvages » et de leurs descendants qui ont eu, en plus, le culot de ne pas devenir de bons petits Roberts ou Marcels. Ils sont restés des Mohammeds ou des Youssous.
Nous sommes désormais confrontés à notre lâcheté historique. Nous n’avons jamais décolonisé la France. Nos rapports internationaux avec nos anciennes colonies restent marqués par un complexe de supériorité qui empêche ce pays de mener une politique diplomatique de haut niveau. Une partie de notre classe politique s’accroche encore à cette « mission civilisatrice » qui a créé des ghettos culturels et ethniques dans ce pays. Si nous voulons comprendre pourquoi ces ghettos explosent de violence, nous devons comprendre que cette violence est un symptôme. Je rappelle qu’on ne combat jamais efficacement ce qu’on ne comprend pas.
Le vrai problème de la gauche (et de la droite, du centre, du devant et du derrière), ce n’est pas la laïcité. Ca c’est un symptôme. Le vrai problème de ce pays, c’est d’essayer de parler de problèmes complexes avec une logique simpliste qui s’appuie sur un mode binaire à la Facebook : j’aime – j’aime pas.
Recommençons à penser dans ce pays. Nous irons mieux. Cela passe par le fait de poser des questions. C’est le travail, entre autres, de nos politiques et de nos médias. C’est un travail qu’ils font trop peu.
1 – l’expression « mission civilisatrice » fait l’objet d’une page Wikipédia en anglais, pas en français. Symptome ? 🙂